Alain de Vulpian vient de publier un remarquable ouvrage:
Eloge de la métamorphose En marche vers une nouvelle humanité, Saint-Simon 2016.
http://livre.fnac.com/a9534698/A-De-Vulpian-Eloge-de-la-metamorphose
Il nous fait ici bénéficier d'un chapitre clé sur la démocratie ;-))
XII.
NOTRE DEMOCRATIE TARDE A ENTRER DANS LE JEU DE LA SOCIETE DES GENS
En Europe et aux États-Unis, la nouvelle société des gens,
dont nous avons montré qu'elle a déjà pris une grande autonomie,
s'auto-organise et s'oriente elle-même, mais n'a pas encore donné naissance à
une gouvernance démocratique répondant à son niveau de complexité. Les
institutions démocratiques et les formes de pouvoirs publics dont nous avons
hérité sont affectées par la métamorphose mais évoluent beaucoup moins
rapidement que la société des gens. Au milieu de la deuxième décennie du siècle
le processus d'émergence d'une démocratie sociétale est déjà bien engagé mais
il est ralenti par les résistances et la lenteur de la transformation des
anciens pouvoirs. La démocratie représentative et partisane telle que nous la
pratiquons est en porte-à-faux sur la nouvelle société qui se sent exclue du
pouvoir et commence à contester sa légitimité. La gouvernance autoritaire et
bureaucratique dont nous avons hérité devient inefficace et produit des
turbulences lorsqu'elle intervient dans une société hyper-complexe et
fonctionnant de plain-pied. La mal-gouvernance qui en résulte dresse le peuple
contre les élites. L’État tutélaire et le système de protection sociale
uniformisante que nous avons construits au milieu du XXe siècle ne se délitent
que lentement et prennent à rebrousse poils une société qui vise à optimiser la
situation particulière de chacun. L'Union européenne entre deux chaises est
paralysée.
Du fait de ces désajustements,
les gouvernements de la plupart de nos pays et celui de l'Union sont en perte
d'efficacité et incapables d'accompagner convenablement notre développement
dans le cadre de la mondialisation en cours. Ils ne fournissent pas le bien
commun qu'attend la société des gens. Nos populations souffrent et sont
démoralisées. Elles accusent les élites gouvernantes aussi bien nationales
qu'européennes d'être responsables de leur malheur et les contestent
brutalement dans les urnes comme dans la rue. Des crises politiques graves
pourraient perturber la métamorphose.
Notre démocratie représentative et partisane est en porte-à-faux sur la société des gens
Nos démocraties sont représentatives et partisanes. Au cours
d'élections périodiques nationales, régionales, municipales ou européennes,
nous élisons au suffrage universel nos représentants qui désignent des
dirigeants provisoires, prennent des décisions qui s'imposent aux citoyens et,
pour certains d'entre eux, votent des lois. Chaque citoyen majeur, quel que
soit son statut, son âge, sa richesse, dispose d'une voix : une personne, une
voix. Les élus sont censés représenter le peuple. Le plus souvent, les
candidats qui se présentent aux suffrages des électeurs se rattachent plus ou
moins explicitement à un parti politique qu'il est souvent possible de situer
sur une dimension idéologique allant de l'extrême droite à l'extrême gauche en
passant par le centre. Aux yeux de l'Occident, traditionnellement, des
élections périodiques libres et honnêtes sont un critère majeur de démocratie.
En ces premières décennies du XXIe siècle, en Europe, cette
forme de démocratie s'accorde mal avec la société des gens, rend la gouvernance
peu performante et contribue à dresser une partie du peuple contre les pouvoirs
et les partis de gouvernement.
Les Européens, en proportion croissante, ne se sentent pas
représentés par leurs élus : « ce ne sont pas des gens comme nous ;
ils ne nous connaissent pas ; ce sont des professionnels de la politique ou des
militants ; ils sont corrompus... » On a souvent l'impression qu'ils sont
choisis par les états-majors des partis plutôt que par les électeurs et que les
partis sont pour eux des plates-formes pour faire carrière. Et les
parlementaires semblent souvent plus influencés par les lobbies, les intérêts
corporatifs ou les partis pris idéologiques que par la recherche du bien
commun. De plus, la démocratie représentative distingue et hiérarchise les
représentants et les représentés ce qui heurte une société des gens qui se vit
comme de plain-pied. Les personnels politiques locaux et régionaux sont perçus
comme beaucoup plus proches et sont plus appréciés que leurs collègues
lointains opérant aux niveaux national ou européen ; leur image tend
néanmoins, elle aussi, à se dégrader.
Déclin des clivages partisans
La plupart des élections donnent lieu à des oppositions
frontales entre candidats de Droite et candidats de Gauche. Cette forme de
compétition partisane maintient artificiellement vivantes, dans la classe
politique, des positions idéologiques anciennes qui s'étaient formées à une
autre époque.
A Droite, par exemple, on tend à être pour la libre entreprise
et pour les patrons, à gauche pour les ouvriers et la redistribution. Dans les
deux cas, tout en croyant servir l'intérêt général, on ne voit pas la réalité
complexe telle qu'elle est et on préconise des politiques peu avisées.
Simultanément, l'échelle Droite/Gauche devient moins claire et
pertinente. Il y a cinquante ans, dans la plupart des pays d'Europe, cette
échelle était évidente et marquait des séparations nettes et durables. Une
majorité d'électeurs avait un positionnement idéologique et pouvait se situer
assez précisément sur cette échelle ; beaucoup se sentaient attachés à un
parti auquel ils restaient fidèles d'élection en élection. Ils avaient tendance
à voter selon leur positionnement socio-économique. Dans une certaine mesure,
les dirigeants et les partis politiques, s'appuyant sur des "médias
d'opinion", tenaient en main non seulement leurs militants mais aussi leur
électorat et l'opinion publique.
Les choses ont bien changé. Les partis de gouvernement
continuent à s'opposer les uns aux autres mais ce qui les sépare perd de sa
clarté. L'échelle s'est brouillée du fait des électeurs aussi bien que des
partis.
Les partis sont moins typés. L'extrême droite nationaliste et
guerrière s'est effacée au profit de populismes qu'il n'est pas toujours facile
de classer. L'extrême gauche s'est affaiblie et les partis communistes ont
pratiquement disparu. Les sociaux-démocrates et les socialistes, confrontés aux
responsabilités gouvernementales en période de vaches maigres, gèrent comme ils
peuvent sans parvenir à préserver toutes les conquêtes sociales de
l’Etat-providence. C'est, par exemple, le cas de François Mitterrand après le
virage de 1983, de Tony Blair, de Gerhard Schröder, de Lionel Jospin, de Jose
Luis Zapatero ou de François Hollande. Ils ne parviennent pas à marquer
fortement leurs différences avec les partis dits de droite ou du centre qui,
eux aussi, cherchent à gouverner comme ils peuvent dans une société qu'ils
comprennent mal.
Parallèlement, les problèmes politiques chauds des années
2010, par exemple le chômage, la financiarisation de l'économie, l'accueil des
immigrés ou les problèmes sociétaux divisent aussi bien la droite que la
gauche.
La démocratie partisane perd de sa vitalité et se délite
d'autant plus vite que les idéologies qui s'étaient formées aux XIXe et XXe
siècles et qui alimentaient le combat entre la Droite et la Gauche sont
fatiguées. Les citoyens ont éventuellement des valeurs auxquelles ils tiennent
mais celles-ci forment moins que par le passé des corps idéologiques
constitués. Beaucoup attendent moins de leurs dirigeants qu'ils incarnent une
certaine position idéologique que de la compétence ; ils leur demandent plutôt
de trouver des compromis et de savoir faire marcher la société et l'économie
pour le bien des gens.
En cinquante ans, les Européens sont devenus soucieux de paix
et d'harmonie et beaucoup ont développé dans leur vie quotidienne une pratique
habile de l'inter-ajustement et du compromis créatif. Ils sont à la recherche
de jeux gagnant/gagnant. Mais les pratiques de la classe politique restent
dominées par le modèle mental de la bataille partisane et du pouvoir
majoritaire.
Aujourd'hui, des citoyens relativement autonomes ont tendance
à choisir par eux-mêmes à chaque élection pour qui voter. D'élection en
élection, beaucoup passent d'un camp à un autre ou se réfugient dans
l'abstention. Ils n'ont pas une opinion mais des émotions, des réactions, des
impressions, des appréciations et des stratégies personnelles qui les
conduisent à prendre, dans une situation donnée, une position différente de
celle qu'ils avaient prise dans une autre situation. Et si à un certain moment
beaucoup vibrent à l'unisson, une vague d'intelligence collective peut se
former qui, notamment par l'intermédiaire des sondages, va influencer les
partis.
Un doute se répand dans nos pays concernant les vertus de la
démocratie représentative et partisane[1].
On se demande si elle n'incite pas les parlementaires et les dirigeants à se
centrer sur le court terme de leur réélection, les détournant ainsi des
indispensables réflexions stratégiques à moyen et long termes. On s'inquiète
qu'elle alimente le combat des personnels politiques et les incite à surjouer,
notamment dans les médias, leurs oppositions à une époque où la gravité des
problèmes inciterait à trouver des consensus ou des compromis véritablement
innovants. On craint qu'elle prolonge la vie d'idéologies anciennes, nées dans
d'autres contextes et peu pertinentes dans la réalité du XXIe siècle. On
s'interroge sur sa capacité à sélectionner les plus compétents. On met en
question la légitimité démocratique qu'une victoire électorale est sensée
conférer.
Les partis de gouvernement sont vilipendés. Les conflits
partisans mobilisent les professionnels mais pas les foules. Aux élections, les
abstentionnistes sont de plus en plus nombreux et les scores des partis
populistes progressent dans tous nos pays. Le système représentatif partisan
est en danger et tarde à se transformer.
Le théâtre politique est coupé de la société vivante
Les professionnels de la politique sentent ce rejet et ont
éventuellement l'intuition de ce qu'il faudrait faire pour s'adapter mais
restent souvent prisonniers du système qui les fait vivre.
La classe politique constitue un milieu relativement fermé où
se retrouvent parlementaires, militants et journalistes spécialisés. Ils se
voient, se parlent. Ils ont leurs codes, leurs catégories, les mêmes lunettes à
travers lesquelles ils se regardent et regardent les électeurs. Ils stylisent
leurs oppositions qui nourrissent leur fonds de commerce et font de la vie
politique une scène de théâtre. D'anciennes idéologies partisanes survivent
ainsi. Par exemple, des politiciens de droite, malgré les crises, continuent à
afficher leur croyance dans les vertus magiques du libre marché et du
laisser-faire. D'autres, de gauche, restent attachés à l'idéologie de l’État
émetteur de normes et redistributeur de richesses, sans comprendre que dans la
nouvelle socio-économie, ses interventions produisent des effets pervers et des
paralysies. L'idée que la société des gens et la nouvelle socio-économie ne
peuvent rester en bonne santé qu'en combinant l'indispensable liberté
d'auto-organisation avec une surveillance attentive capable de déclencher des
interventions thérapeutiques ne leur vient pas à l'esprit.
La plupart des journalistes
spécialisés en politique ne s'intéressent qu'au théâtre politicien et ne savent
pas parler de la politique telle que la vivent les gens.
Parmi ces gens beaucoup se sentent étrangers à cette politique
politicienne, la critiquent et s'abstiennent souvent aux élections. Mais ils ne
se désintéressent pas de la « vraie politique », celle du bien commun
et participent souvent à la vie des nouveaux collectifs. D'autres ont un
pied dans la politique politicienne et un autre dans la vraie politique. Par
exemple, ils ne croient plus aux grands clivages idéologiques mais se
souviennent pourtant qu'ils sont plutôt de droite ou de gauche et donnent des
réponses de droite ou de gauche s'ils sont interrogés dans un sondage ou s'ils
parlent à un député dans sa permanence électorale. Il en va tout autrement
lorsqu'on accède à leur vécu en interview en profondeur. Ils apparaissent alors
souvent comme des promoteurs du bien commun et des socioperceptifs fins qui
sentent bien les enchaînements de la vie et de l'économie réelles, qui
distinguent facilement les mesures qui produisent du bien commun de celles qui
sont politiciennes.
L'univers de la politique théâtralisée et celui de la société
des gens tendent à vivre de façon séparée. Les politiciens professionnels et
les militants disposent rarement d'une socioanalyse pertinente. Ils voient les
gens non pas tels qu'ils sont mais tels que leurs œillères les déforment. Dans
une société simplifiée par les hiérarchies et les encadrements, où l'opinion
publique était en grande partie façonnée par les partis, les églises, et les
appartenances de classes, les sondages d'opinions pouvaient suffire. Il n'en va
plus de même dans l'hypercomplexe société des gens où les dirigeants politiques
auraient besoin, pour piloter de façon avisée, de rester intimement branchés
sur l'humain vivant indépendamment des structurations artificielles imposées
par le discours politique médiatique et partisan.
Les rencontres avec les gens ordinaires ne compensent pas ce
manque d'information. En effet, en présence d'un politicien, les gens ont
tendance à parler politique. Et si des responsables politiques tentent, dans
leur ville ou dans leur région, de travailler avec de nouveaux collectifs
hybrides, ils adoptent souvent une posture hiérarchique qui paralyse
l'empathie.
Les journalistes et les politiciens se branchent sur les
réseaux électroniques. Ils émettent et observent. Mais ils observent surtout
les messages émis par des personnalités politiques et ne savent pas encore
faire parler les Big Datas qui
pourraient les informer sur les fluctuations de l'intelligence collective et
les évolutions de la vie de nos sociétés.
Des évolutions en cours
Des think tanks
politiques se multiplient. Ils réfléchissent sur les réformes indispensables
pour redresser nos socio-économies et sur ce que pourrait être un
approfondissement de la démocratie. Beaucoup sont au service d'un parti, d'une
coterie ou d'une personnalité politique. D'autres étudient sérieusement les
dynamiques d'évolution, les points de blocage, les dysfonctionnements de nos
sociétés. D'autres creusent des réflexions sur ce que pourrait être une
démocratie post-représentative. Certains de ces think tanks préfigurent
probablement des organes importants d'une future démocratie sociétale.
Les sondages sur les intentions de vote aident des partis
politiques à s'ouvrir prudemment à la société des gens. Par leur intermédiaire,
les électeurs commencent à peser sur la vie des partis. Par exemple, lors des
élections présidentielles de 2007 en France, des sondages montrant que la
personnalité socialiste la mieux placée face à Sarkozy était Ségolène Royal,
ont influencé la décision des militants de la choisir comme candidate. Cinq ans
plus tard, pour désigner son champion aux élections présidentielles, le parti
socialiste est allé plus loin : s'inspirant de l'exemple italien, il a
organisé des primaires ouvertes à tous les électeurs, permettant ainsi à la
société des gens de choisir son candidat de gauche.
La plupart de nos pays se sont essayés à la pratique des
cercles de citoyens. C'est une façon de prendre l'avis de la société des gens
sur une alternative de politique générale en échappant à la structuration des
problèmes qu'imposent les partis politiques. On cherche à saisir l'intelligence
collective telle qu'elle émane des personnes et non pas l'opinion publique
filtrée par les partis et les clivages idéologiques. Quelques dizaines d'hommes
et de femmes, représentant la diversité de la population, sont réunis pendant
plusieurs jours. Ils interrogent une variété d'experts et de témoins et
discutent entre eux du problème afin d'aboutir à formuler des avis à
l'attention des décideurs. Ce type de cercle citoyen est intéressant s'il est
animé de façon à dégager de l'intelligence collective. Eux aussi préfigurent
peut-être des organes de la future démocratie sociétale.
Pour réduire l'influence des positions partisanes sur la
gouvernance, les pays d'Europe sont de plus en plus nombreux qui confient la
préparation des plans de réforme à des personnalités éminentes, à des experts
ou à des commissions non-partisanes
Des coalitions, de « grandes coalitions », des
unions nationales se forment ici et là. Elles répondent à la fois à la
conscience que prennent certains dirigeants de la gravité de la situation et à
la lassitude des citoyens devant la vanité des combats partisans et des
paralysies qu'ils induisent. Début 2014, 10 des 18 pays de la zone Euro sont
gouvernés par une coalition. Au-delà des clivages idéologiques, on parle de
gouvernements de salut public indépendants des partis et de la classe
politique. La société des gens où se développe un idéal de la coopération
marque ainsi son influence sur la vie politique. En Italie, en Grèce, en
Espagne, des mouvances de la société des gens se transforment en partis
politiques. En France, les deux grands partis se rapprochent et coopèrent.
Nos gouvernances étatiques, hiérarchiques et bureaucratiques sont prises à contre-pied par la métamorphose
En Europe, depuis le traité de Westphalie, les États sont
souverains, réputés maîtres chez eux. Au XXe siècle, élus démocratiquement ou
dictatoriaux, ils gouvernent d'en haut, édictent des lois et des règlements qui
s'appliquent à tous et dirigent la nation en s'appuyant sur une administration
bureaucratique et hiérarchisée. Ils restent ainsi dans la continuité de la
plupart des civilisations que l'humanité a construites depuis Sumer.
Au cours des Trente Glorieuses, ils avaient accru leur
puissance en prenant en charge le bonheur du peuple, en perfectionnant leur
organisation bureaucratique et en s'appuyant sur l’orchestration des idéologies
et sur la manipulation de citoyens encore faciles à influencer. Mais ils sont
pris à contre-pied par le processus de métamorphose. A mesure que les gens
deviennent plus personnels, autonomes et vitaux et se relient entre eux de
façon plus libre et horizontale, formant une société infiniment plus complexe,
ce caractère hiérarchique, bureaucratique et manipulatoire de la gouvernance
non seulement exaspère mais devient un facteur de turbulence et d'inefficacité.
Ces gens réagissent négativement aux injonctions venant d'en
haut sauf lorsqu'elles les orientent dans la direction qu'ils souhaitent. Ils
voient venir les manipulations. Face à une contrainte ou à un commandement, ces
gens, ces réseaux et ces écosystèmes réagissent de façon imprévisible comme les
organismes vivants qu'ils sont. L'imposition de normes, l'édiction de procédures
ont souvent un effet paralysant.
Un besoin de catalyseurs publics
Dans ce type de société, pour
exercer une influence ou un leadership sur un système, il faut pressentir ses
dynamiques et ses tendances et intervenir de façon opportune au bon moment pour
susciter ou catalyser la réaction que l'on attend. Dans ce contexte vivant, le
leader habile perçoit (comprend, sent, intuite) les dynamiques cruciales du
système sur lequel il entend agir, anticipe les émergences possibles ou
probables, catalyse celles qui seraient positives et tente de dévier les
autres. Il n'a pas de certitude. Il est un praticien des stratégies
tâtonnantes. Il a des visions d'avenir à moyen/long terme et une perception
fine des circonstances présentes. Il agit en restant attentif aux réactions du
système et ajuste ses actions et éventuellement ses visions et ses objectifs en
fonction de celles-ci.
En ces premières décennies du XXIe siècle, nos gouvernements
peinent à gouverner. Ils n'embrayent plus sur les sources du dynamisme, de l’innovation,
de la croissance et de l’emploi. Dans les complexités de la nouvelle
socio-économie, le dynamisme et l'innovation viennent surtout de prises de vie
plus ou moins spontanées qui résultent de rencontres synergiques entre des
acteurs divers et motivés. Elles se produisent ou pas. Elles peuvent être
facilitées ou empêchées selon que le terrain favorise ou freine les rencontres,
ou selon qu’une nouvelle petite entreprise, un leader ou un innovateur parvient
ou pas à émerger.
L’État bureaucratique, au lieu de favoriser des prises de vie,
provoque des stérilisations, empêche les rencontres à la base entre forces
vives de se produire, les synergies de se nouer qui donneraient naissance à des
entreprises ou à des réseaux innovants.
Des anciens puissants, qui se croient encore en position de
puissance et pensent connaître les bonnes solutions (pour des raisons
technocratiques ou idéologiques), s’accrochent à leur pouvoir dur et utilisent
systématiquement le passage en force. Ils déclenchent ainsi des turbulences,
des conflits et des effets pervers. A moyen/long terme, ils n’arrivent pas à
leurs fins. Le processus de civilisation tend donc à les sélectionner
négativement. Ils nourrissent les pathologies plutôt qu’ils ne contribuent à
les réduire.
Une société en quête moins de compétition et de
performances que d'épanouissements et d'optimisations attend d'un responsable
politique qu'il sache faire en sorte que l'organisme dont il a la charge prenne
des orientations qui optimisent son développement et celui de ses écosystèmes.
Ceci exige de nouveaux savoir-faire que des dirigeants politiques élevés dans
une société encore imprégnée du mythe de la souveraineté de l'Etat et du
commandement hiérarchique maîtrisent rarement.
Pour influencer
le cours des choses dans cette société hyper-complexe et se sentir en son sein
comme des poissons dans l'eau, les pouvoirs publics hiérarchiques et
bureaucratiques devraient se transformer radicalement en catalyseurs publics misant sur les potentiels de
l'auto-organisation.
Une évolution laborieuse mais réelle
La métamorphose
heurte des modèles mentaux pluriséculaires. De nombreux dirigeants politiques,
marqués par le rationalisme envahissant hérité de leur éducation, ne perçoivent
pas les opportunités que recèlent les complexités du monde nouveau. Leurs
paradigmes sont figés : ils n'arrivent pas à passer du préformé au vivant,
du commandement d'en-haut à la catalyse des auto-organisations, de la
hiérarchie fixe au leadership circulant, de la planification à l'habile tâtonnement
éclairé par une vision révisable, ni du combat à la coopération.
La mutation, cependant, est facilitée par la perte de capacité
d'intervention des États. En effet, les États européens ont abandonné une
partie de leur souveraineté au profit de l'Union européenne. La mondialisation
de l'économie et le caractère planétaire des défis écologiques ont réduit la
capacité de manœuvre de chacun d'entre eux face aux marchés et aux entreprises
internationales. De plus, le poids de leur dette publique incite les gouvernements
occidentaux à faire des coupes sombres dans les dépenses de leur État qui
réduisent ses champs d'action.
La tendance des dirigeants des États à édicter des règlements
généraux et à imposer des normes reste forte. Cependant, certains d'entre eux,
confrontés aux complexités systémiques de la vie moderne, découvrent que de
nombreux problèmes doivent être traités au cas par cas, au plus proche du
terrain et par la société des gens et ses coopérations plutôt que par la
bureaucratie. Par exemple, pour remédier à certaines pathologies de l'époque,
il devient nécessaire d'accompagner personnellement les personnes en difficulté
et de trouver à s'adapter à leur cas particulier. L'administration, même
locale, n'a ni les moyens humains ni les savoir-faire pour assurer dans la
durée de tels traitements spécifiques. Dans plusieurs pays, dans plusieurs
domaines, des associations de citoyens, notamment retraités, prennent en main
de tels problèmes et c'est l'administration elle-même qui prend l'initiative de
cette délégation. Ailleurs, par souci d'efficacité, des interventions ou des
règles bureaucratiques sont abandonnées au profit de coopérations ou
d'autorégulations conduites par des pouvoirs locaux ou régionaux, ou catalysées
à leur demande par des associations. On prend conscience ici ou là que la
décentralisation facilite l'évolution de la gouvernance et la participation. On
prend conscience aussi que la subsidiarité, outil de la décentralisation dans
le cadre d'une organisation globalement hiérarchique, peut être remplacée par
un dialogue et une coopération égalitaires état/région.
En
France l'Etat est particulièrement bloqué. Pendant un demi-siècle, le
sociologue Michel Crozier[2]
a alerté les élites françaises sur leur fixation sur l’État et leur rigidité
bureaucratique. Les politiciens rétorquent souvent que les Français sont
viscéralement attachés à leur État protecteur et colbertiste. En fait, les
Français ne croient pas (ou plus beaucoup) au pouvoir de l’État ni à celui des
partis politiques. Au cours d'un sondage réalisé par l'institut Ipsos en
décembre 2013, un échantillon représentatif de Français a répondu à la question
« A qui faites-vous le plus confiance pour relancer la croissance
économique de la France ? » ; 54% ont répondu « aux
Français eux-mêmes », 43% « aux entreprises », et seulement 13%
« à l’État », 14% « à la droite » et 6% « à la
gauche ». Ce sont plutôt les élites elles-mêmes, les dirigeants politiques
et économiques, les parlementaires et les membres de la « Noblesse
d’État »[3]
qui sont viscéralement attachés à l’État rationnel et bureaucratique et qui
s'acharnent plus ou moins consciemment à le préserver.
Le système français de sélection des
dirigeants est un des responsables de cette situation. En France, une majorité
de parlementaires sont issus de la fonction publique. Ils sont dans l'ensemble
âgés et freinent le renouvellement des générations. Une grande partie des
états-majors des grandes entreprises, des dirigeants de l'administration, des
membres des cabinets ministériels et des ministres sont des anciens élèves des
grandes écoles, notamment de l'ENA (École nationale d'Administration) et
Polytechnique. Les concours d'entrée à ces écoles sont extrêmement sélectifs et
compétitifs. Ils sélectionnent des intelligences rationnelles brillantes qui
excelleront et se sentiront à leur aise dans un État rationnellement organisé,
planificateur et bureaucratique. Ailleurs, en Allemagne ou en Suisse par
exemple, le système éducatif et les profils de carrière n'avantagent pas
systématiquement les intelligences rationnelles par rapport aux intelligences
pratiques, intuitives et émotionnelles. Les dirigeants suisses ou allemands ont
ainsi des chances d'être plus socioperceptifs et mieux équipés pour opérer dans
la complexité de la nouvelle socio-économie.
Certains de nos dirigeants politiques, confrontés aux
réalités, tentent de transformer des secteurs de la puissance publique en
catalyseurs publics : politiciens ou fonctionnaires, ils n'interviendront
pas en position d'autorité mais d'inducteurs, de stimulants, d'initiateurs de
réseaux de coopération. D'autres transféreront des fonctions de pilotage du
changement que les pouvoirs publics remplissent mal à des nouveaux collectifs.
Et, bien sûr, de nouveaux collectifs s'emparent de fonctions qui ne sont pas
convenablement assumées par les pouvoirs publics.
Dans plusieurs de nos pays, des gouvernants de gauche sont
confrontés à la montée du chômage et à des vagues de licenciements. Ils ont
pris conscience qu'un assouplissement du droit du travail et la multiplication
de négociations au sein de l'entreprise pour trouver des voies de survie,
ouvraient des possibilités de préserver l'emploi et de dynamiser l'entreprise.
En France, en 2013, le gouvernement socialiste, confronté au défi de réduire le
chômage, fait des découvertes : une partie de la gauche prend conscience
que l’État ne peut pas contraindre des entreprises à embaucher mais qu'il peut
tenter d'influencer l'évolution de leur écosystème de façon à les inciter à
embaucher. Il contribue ainsi à alimenter la métamorphose. Les prises de
conscience cheminent et l'on pourrait voir se développer un art de la
stimulation de la socio-économie.
Du pouvoir tend ainsi à passer de l'échelon national à
l'échelon local ou régional et de la sphère publique à celle de la société des
gens ou de l'entreprise. Sur le plan national, les États donnent de nouvelles
libertés aux acteurs de base et édictent de nouvelles règles ou lois pour
protéger les gens, les nouveaux collectifs ou les entreprises. Sur le plan
loco/régional, des pouvoirs publics, à côté de leur fonctionnement habituel,
cherchent à repérer et à catalyser des opportunités de potentiels à développer
ou à identifier des malaises et des souffrances à traiter en collaboration avec
les nouveaux collectifs et les entreprises. Des gouvernements européens,
probablement soucieux à la fois d'économiser des deniers publics et de
favoriser le développement des collectifs de la société des gens, ont fait
évoluer, au cours des dernières années, les législations et les barèmes fiscaux
concernant les associations et les fondations.
Dans de rares cas, des gouvernements ou des dirigeants
politiques franchissent un pas de plus et ébauchent une théorie de la mutation
nécessaire. Ils utilisent un nouveau langage et tentent de faire évoluer la
conversation publique. En 2007, par exemple, Ségolène Royal, candidate à la
Présidence de la République, proposait de pousser la France vers une démocratie
participative. Un peu plus tard, le Premier Ministre britannique annonçait la « Big Society ».
Le renouvellement des générations facilitera le changement
de paradigme. Mais lentement. Des prises de conscience se produiront. Des
dirigeants politiques ont déjà compris qu'il fallait se changer eux-mêmes pour
changer la société. A l'image de ce qui se produit dans de très nombreuses
entreprises américaines et européennes, l'évolution pourra être accélérée par
l'intervention auprès de responsables politiques de formateurs, consultants ou
coachs, porteurs de développement mental et personnel.
The Big Society.
En 2010, le gouvernement de coalition conservateur/libéral-démocrate
britannique annonce une adaptation de ses modes de gouvernance aux évolutions
de la société des gens. Il lance l'expérience de la Big Society, faisant ainsi un pas en direction d'une démocratie
sociétale. La Big Society a pour
ambition de transférer certaines responsabilités de l’État vers les gens et
vers les autorités, les communautés, les associations et les entreprises
locales. Le mouvement est triple : de l’État central vers le
loco-régional ; de l'administration vers les gens et la société
vivante ; de l'autorité d'en haut vers l'initiative d'en bas. Des pans
entiers de politique publique (éducation, sécurité, environnement, culture,
réinsertion professionnelle, habitat, développement économique, etc.) sont
ainsi appelés à passer au niveau local ou infra-local sur la base du
volontariat, du bénévolat, du mécénat et de l'auto-gestion. On cherche, par
exemple, à impliquer les parents dans la scolarité de leurs enfants. Dans la
perspective de la Big Society, l'idée
est avancée de démocratiser la vie locale en dépassant la gestion, aujourd'hui
administrative, des collectivités locales pour déboucher sur une approche plus
participative notamment en ce qui concerne les décisions budgétaires, fiscales
ou d'aménagement, et l'introduction de référendums d'initiative locale. Mais il
ne suffit pas de vouloir faire : l'apprentissage des savoir-faire est
laborieux.
D’un État tutélaire à une société attentive
Après la
guerre, il y a 70 ans, l’Europe, s’inspirant des exemples suédois et anglais et
de celui du New Deal américain, a mis en place un contrat social radicalement
nouveau, convenant à la société et à l’économie de l’époque. L'Etat-providence,
apporteur de sécurité, a largement contribué au remarquable progrès économique
et social du troisième quart du XXe siècle et à l'installation de la
métamorphose.
Ce contrat uniforme était bien adapté à la société de masse
organisée au cordeau qui caractérisait le processus de civilisation occidental
au stade qu’il avait alors atteint. Il distinguait nettement trois âges de la
vie : la jeunesse à éduquer, la maturité consacrée au travail salarié et
la retraite. Il organisait un échange entre un travail discipliné d’une part et
de l’autre le plein emploi, un salaire en progression et l’accès à la course à
la consommation. Il apportait un formidable progrès de sécurité de la vie à la
population salariée. Il faisait de l’Etat le protecteur de tous.
Aujourd’hui, la plupart des pays d’Europe ont commencé à
détricoter ce contrat providentiel. L'intensification de la compétition
mondiale le rend économiquement insupportable sans plein emploi. Son caractère
général et bureaucratique le rend contre-productif dans une société complexe,
variée et changeante. Il favorise certains et en laisse durablement d'autres
dans la misère et le mal-être. Il offre des effets d'aubaine à d'habiles
socioperceptifs qui savent s'organiser des parcours de vie socio-protégés. Des
assurances trop automatiques empêchent des gens pourtant bien équipés de se
prendre en main et de surmonter les accidents de vie qui les bloquent.
La nouvelle société
des gens, avec ses réseaux, ses sociosystèmes et ses collectifs, est attentive à l'optimisation de ses
fonctionnements. Elle veille à ce que
les personnes puissent s'épanouir et tirer pleinement parti de leurs potentiels
et à ce que la société détecte précocement et traite ses pathologies et ses
blocages. D'une coopération qui s'amorce déjà entre des gens, des collectifs,
des entreprises et des acteurs publics pourraient naître deux types de systèmes
de « sécurité sociale », l'un aiderait fraternellement les personnes
qui en ont besoin, l'autre détecterait précocement les douleurs et les
pathologies collectives naissantes, donnerait l'alerte pour déclencher les
traitements appropriés.
Une sécurité sociale fraternelle
Elle
s'attacherait au suivi des parcours individuels cas par cas : s'appuyant
sur une décentralisation très poussée et sur les immenses potentiels de
l'informatique, elle permettrait d'aider comme il convient, et pas plus qu'il
ne faut, les individus en difficulté afin qu'ils tirent parti au mieux de leurs
potentiels. Son objectif n'est plus d'assurer la sécurité matérielle de chacun
mais que chacun puisse, autant que faire se peut, tirer parti de ses potentiels
pour faire face aux menaces ou saisir les opportunités qui se présentent dans
un monde changeant et souvent imprévu.
Le jeu des réseaux personnels et de divers
collectifs l'esquisse déjà dans trois directions principales.
Faire face aux
accidents de la vie. Des nouveaux collectifs et des réseaux familiaux
ou amicaux interviennent pour aider des chômeurs, des malades, des handicapés,
des isolés à trouver les forces pour sortir de leur situation. La métamorphose
en cours voit se multiplier les gens bien équipés psychologiquement dont la
vitalité est stimulée par des accidents de vie tels que chômage, maladie,
divorce, grossesse non désirée, deuil et autres. S'ils surmontent par
eux-mêmes, ils grandissent sans avoir besoin d'aide. S'ils n'y parviennent pas,
l'aide qui leur est apportée doit être attentivement ajustée à leur cas, ce qui
implique une combinaison d'empathie et de technologie de l'information. De tels
processus d'entraide attentive s'ébauchent spontanément dans nos sociétés et
prennent de l'ampleur dans des situations de crise ou d'austérité.
Faire la chasse
aux parcours éducatifs désastreux. Des talents
restent en friche. Des enfants mal traités ne parviendront pas, une fois
adultes, à s'insérer dans un environnement affectif proche, indispensable à
leur micro-bonheur et à leur insertion saine dans la société des gens. En
Europe et en Amérique du Nord, de façon plus ou moins nette selon les pays, des
enfants de milieux défavorisés ou de communautés récalcitrantes ont dans leur
famille et éventuellement à l'école un parcours éducatif qui bloque leur
développement cérébral et les destine à des positions économiques et sociales
inférieures.
Stimuler le développement personnel. Les centres de formation centrés
sur le développement personnel se sont très rapidement développés au cours des
dernières décennies. Ils donnent accès aux participants à des potentiels de
leur cerveau peu utilisés.
Une société qui s'équipe pour prendre soin d'elle-même
La société des gens qui
s'auto-organise est à la recherche d'optimisation et d'épanouissement. Ses
réseaux et ses collectifs hybrides cherchent à accueillir les
innovations épanouissantes et à porter remède aux pathologies installées et aux
innovations perverses. Des individus, des réseaux ou des organisations
s'improvisent lanceurs d'alerte. Ainsi s'esquisse un système d'autorégulation
intégrant prévention et traitement. Il est encore très imparfait. Pour
progresser, il devrait impliquer des acteurs publics et la société des gens.
Aujourd'hui, en Europe et en Amérique,
nombreux sont ceux qui accusent les élites dirigeantes de ne pas avoir vu venir
ni traité à temps la financiarisation de l'économie, la crise économique,
l'accroissement des inégalités, le changement climatique ou l'installation dans
des ghettos de populations étrangères mal intégrées toutes nouveautés qu'ils
ressentent comme des pathologies. Nos sociétés vont devoir se donner les moyens
de rester attentives à leur état de santé et de développer un art de la socioanalyse
et de la gouvernance qui s'apparentera à une médecine sociétale.
Un des défis dont nos sociétés deviennent aujourd'hui
conscientes concerne l'éducation. De nombreux agents de changement ont compris
que l'éducation des jeunes (dans la famille, à l'école et dans la société) joue
un rôle déterminant dans la formation des personnalités, dans la performance
sociale et économique des nations, dans le rythme de l'évolution
socioculturelle et dans la domestication ou la libération des humains. Un des
caractères majeurs de la métamorphose en cours est qu'elle crée des conditions
très favorables à la mobilisation des potentiels individuels de chacun et à
l'ajustement de son positionnement socio-économique à ses potentiels. Elle tend
ainsi à assurer une certaine égalité des chances et une meilleure utilisation
par la société des potentiels humains disponibles. Des collectifs s'attachent à
veiller à la préservation et au développement de cette égalité des chances.
D'autres cherchent à faire évoluer les enseignements afin d'en réduire les
aspects liés au rationalisme hypertrophié. D'autres veulent tirer pleinement
parti des possibilités de personnalisation qu'apportent les nouvelles
technologies de l'information.
Dans ce contexte, l'éducation et la formation deviennent
des préoccupations dominantes qui vont mobiliser des budgets croissants et des
personnels de plus en plus nombreux. Pour que le parcours éducatif du jeune
enfant, dans sa famille, dans la société qui l'environne et à l'école ne
l'enferme pas dans un destin professionnel et social prédéterminé. Pour qu'elle
en fasse une personnalité adaptable et capable d'opérer dans les complexités du
monde moderne. Pour que des suppléments d'éducation soient apportés en temps
voulu pour faciliter des réorientations de parcours ou pour corriger des
insuffisances antérieures. Pour que l'éducation sur mesure soit adaptée, cas
par cas, au profil et aux potentiels de chacun.
L'Union européenne entre deux chaises
Après s'être épuisée dans des
guerres suicidaires entre ses États souverains, l'Europe s'est lancée, il y a
65 ans, dans une aventure post-nationale et post-étatique. S'appuyant sur la
lassitude, l’écœurement et le désir de paix de ses peuples, des leaders
politiques visionnaires ont amorcé un processus qui, tout en conservant
vivantes ses nations, pouvait déboucher à terme sur une unité politique et
économique d’un nouveau genre, riche de ses diversités. Les Européens hésitent
entre leur attachement à leur nation et un désir de faire exister l'Europe
comme entité politique participant pacifiquement au jeu international. De
décennie en décennie, en tâtonnant, d'alliances en conflits, d'avancées en
freinages ou en blocages, l'Europe se bricole. Elle est à la fois en phase avec
et en opposition contre la métamorphose.
En phase. L'installation d'une identité
européenne répond à l'évolution des gens ordinaires qui rompent avec leurs
anciennes appartenances fortes à leur nation ou à leur classe sociale ou à leur
famille large ou à leur église et s'ouvrent à une multiplicité d'appartenances
faibles et fluctuantes, à leur nation, à leur village, à leur région, à
l'Europe, à l’Occident, à l'humanité.
L'Europe se construit en évitant le chemin qui la
conduirait à former un Etat souverain régnant sur un territoire enfermé dans
des frontières claires. Ses frontières sont mouvantes et restent floues. Elle a
commencé en unissant 6 nations et en compte aujourd'hui 28. Elle a actuellement
trois périmètres (l'Europe de l'euro à 18, celle de l'Union à 28, et celle qui
englobe la Suisse, la Norvège, le Liechtenstein et l’Islande).
Elle n'est pas dirigée par un État mais un système de
gouvernance (ou un réseau d'acteurs gouvernant) l'oriente. Il émane des
interactions entre une diversité de petits pouvoirs : une Commission avec
28 commissaires et 2 Présidents, un Parlement élu au suffrage universel qui
élabore des lois s'imposant plus ou moins aux législations nationales et qui
pèse sur le choix des commissaires, le réseau des chefs de gouvernements
nationaux, un ministre des affaires étrangères, une banque centrale, une union
bancaire, une Cour internationale… Tous ces petits pouvoirs sont en
interaction, le poids des uns et des autres et les processus de décision
variant selon les circonstances. Et ils laissent subsister des acteurs nationaux,
régionaux et sectoriels. Ce système de gouvernance, aujourd'hui
« compliqué » et peu performant, pourrait devenir
« complexe » et vivant. Un tel réseau d'acteurs, dont aucun n'est
souverain et ne domine en permanence les autres, est compatible avec le
processus de métamorphose et contribuera à l'installation d'une démocratie
sociétale post-étatique en Europe s'il parvient à se brancher intimement sur
les vécus de la société des gens et de la socio-économie.
En
opposition. A une époque où les peuples demandent à leurs gouvernants
d'être performants, l'Union européenne et les pays d'Europe se sont trouvés mal
équipés pour concevoir et appliquer des stratégies performantes. Il n'existe
pas encore de véritable gouvernement européen et les gouvernements de la zone
euro, ayant abandonné leur souveraineté monétaire, ont des marges de manœuvre
trop réduites pour faire face individuellement aux circonstances. Les
interactions désordonnées entre ces acteurs ne débouchent pas encore sur des
visions d'avenir partagées ni sur des stratégies efficaces d'insertion de
l'Europe dans la socio-économie mondiale. Cette inefficacité soulève des vagues
de protestation parmi les peuples d'Europe. Les populations le sentent et
accusent l'Union européenne de ne pas les protéger contre la concurrence des
pays en développement ni contre l'afflux de migrants. En 2015, dans la plupart
des pays d'Europe, la critique contre les autorités européennes est aussi forte
que celle que suscitent les autorités nationales.
Ces critiques s'ajoutent à celles plus anciennes qui visent la
bureaucratie bruxelloise accusée de nous submerger de règlements et de normes
perturbant nos habitudes et réduisant notre autonomie. Le pouvoir européen
conserve en effet une tendance à uniformiser au lieu de se nourrir des
différences nationales et régionales. Il édicte au lieu d'interagir. Il
commande au lieu de catalyser. Il vit en circuit fermé au lieu de se brancher
sur la société vivante. Il joue la compétition pour des avantages entre Etats
plutôt que la coopération optimisante. Il prend ainsi la métamorphose à
rebrousse poils.
L'Europe se sent plus une juxtaposition formelle de pays
qu'une unité vivante. L'Union a bien quelques réussites à son actif. Elle a
stimulé le développement du commerce et du tourisme intra-européen. Erasmus a
déjà donné à plus de trois millions d’étudiants l'occasion de vivre l'Europe.
Quelques grandes entreprises se sont construites comme européennes et ont
rencontré un grand succès tels Airbus ou Ariane Espace mais elles restent des
exceptions et c'est plutôt la concurrence que la collaboration qui
« réunit » les entreprises de différents pays européens. Les nouveaux collectifs qui pullulent sont locaux, régionaux, nationaux ou planétaires
mais rarement européens.
L'Union peut-elle s'impliquer dans des coopérations avec
des nouveaux collectifs et des entreprises de plusieurs pays européens ou avec
des régions de nations différentes pour s'attaquer ensemble à des problèmes
concrets touchant à des défis européens majeurs tels que pollution, économies
d'énergies, réduction du chômage, exportations hors d'Europe, contrôle des
migrations, intégration des populations musulmanes ou modalités d'installation
d'une société attentive ? Au-delà de la posture normative et de la posture
subsidiaire, l'Union peut-elle tenter de faire l'expérience de postures de
co-création et de catalyse ?
Il est possible que le succès des partis europhobes aux
élections européennes de mai 2014 éveille un engagement européen dans certains
secteurs de la société des gens et suscite une réaction de la part des
dirigeants, des fonctionnaires et des parlementaires européens en débarrassant
certains d'entre eux de leurs œillères.
L'Union européenne, dans la mesure
où elle est post-nationale et post-étatique, où elle mise sur la diversité dans
l'unité, où elle est une construction vivante bricolée plutôt que planifiée,
pourrait alors incarner la métamorphose.
Effervescence politique
Le pouvoir politique tel qu'il s'est organisé constitue un système qui a
sa logique propre. Il est peu performant (ne produit pas le bien commun
attendu) mais résiste au changement car il entretient les avantages de carrière
des acteurs qui y participent. Il n'évolue que lentement sous l'influence du
processus de métamorphose. Par contre, la société des gens évolue rapidement
avec l'émergence de nouvelles générations de collectifs. Le décalage entre le
pouvoir politique et la société vivante se creuse. Il en résulte des
turbulences.
Désenchantement et populisme
En ce début de
XXIe siècle, pour beaucoup d'Européens et d'Américains, la vie est devenue
moins facile alors qu'ailleurs sur la planète des centaines de millions
d'humains sortent de la misère. Baisse de pouvoir d'achat. Chômage envahissant.
Des jeunes durablement sans emploi. Multiplication des gens expulsés de leur
logement. Perte d'avantages sociaux et délitement de l’État-providence.
Retraite plus tardive. Le travail et la vie dans l'entreprise deviennent plus
durs. Perte de sens de l'entreprise. Envahissement de l'économie par la
finance. Abandon de conquêtes ouvrières. Inégalités croissantes. « Mes enfants auront peut-être une
vie moins bonne que la mienne ».
La situation varie d'un pays à l'autre. Dans plusieurs pays
d'Europe du sud elle est dramatique. Si nous prenons le taux de chômage parmi
les jeunes de moins de 25 ans en 2012 comme indicateur du niveau de souffrance[4]
, les pays les plus touchés étaient la Grèce (55%) et l'Espagne (53%) puis le
Portugal et l'Italie (aux environs de 35%). Venaient ensuite la France, la Suède,
le Royaume Uni, la Finlande, la Belgique aux environs de 20%, puis le Danemark
(14%) et enfin les Pays Bas, la Norvège et l'Allemagne (aux environs de 8%).
Partout, la prise de conscience d'un renversement de situation
a été brutale et le désarroi est profond. L'Occident n'est plus dominant. Nous
nous sommes laissés envahir par des populations musulmanes. Les nations
européennes deviennent des puissances mineures. Presque partout, les élites
gouvernantes nationales aussi bien qu'européennes sont considérées par une
majorité de la population comme incompétentes et responsables de la situation.
Les Allemands sont les seuls qui portent un jugement positif sur leurs
dirigeants et le système de gouvernement de leur pays.
Deux postures sont particulièrement fréquentes.
Une partie de la population, plutôt en phase avec la
métamorphose, prend ses distances avec la politique et cherche à s'épanouir et
à trouver du sens dans sa vie personnelle. Ces gens se sentent plutôt bien
équipés pour faire face aux difficultés. Beaucoup s'impliquent dans de nouveaux
collectifs avec lesquels ils trouvent une insertion sociale et du sens.
Beaucoup baignent dans les réseaux sociaux. Ils ne sont pas militants,
condamnent les partis de gouvernement, s'abstiennent souvent aux élections mais
sont éventuellement mobilisables par des mouvements de protestation à condition
qu'ils se sentent en intime résonance émotionnelle avec eux.
D'autres voudraient en revenir au passé, à la situation
d'avant pour ne plus souffrir. Ce passé c'est parfois « la
Révolution » comme on la rêvait il y a quelques dizaines d'années. C'est
plus souvent le pays, la nation avant l'Europe, avant la modernité, avant
l'invasion multiculturelle. Ces nostalgiques nourrissent les mouvances
populistes.
Depuis le milieu des années 1990,
venant de l'extrême droite et parfois de l'extrême-gauche, des partis
populistes se développent. Ils sont nationalistes, xénophobes,
protectionnistes, anti-musulmans, opposés à la construction européenne et
rêvent d'un retour à la situation d'avant. Les populismes touchent pratiquement
tous les pays d'Europe. En 2011, Dominique Reynié comptait 27 partis populistes
parvenus à atteindre une influence électorale supérieure à 5% dans le cadre
d'un scrutin national dans 18 pays européens différents. Parmi eux, onze ont
dépassé 15% à leurs élections nationales[5].
Depuis 2011, leur développement s'est poursuivi. Ils perturbent le système
politique de chaque pays et risquent de perturber celui de l'Union européenne.
Le Tea Party perturbe la vie politique américaine. Aux élections européennes du
22 au 25 mai 2014, les partis populistes arrivent en tête au Royaume-Uni, en
France et au Danemark. Sur l'ensemble de l'Europe, les partis europhobes ont
fait élire plus de 140 députés, soit près d'un cinquième du Parlement.
Des coagulations
Des émotions
collectives jaillissantes coagulent en des manifestations d'un genre nouveau
sans leader ni organisation préalables. Émanant de différents secteurs de la
société des gens, elles se multiplient depuis le début des années 2010. Elles
ne sont liées ni aux partis de gouvernement ni aux syndicats et se situent en
dehors du système politique et social traditionnel. Ce sont des coagulations et
des explosions qui manifestent une exaspération, une dissidence, l'affirmation
d'une communauté ou d'une identité. La plupart s'en prennent à la finance, aux
inégalités croissantes, à la corruption, à la fiscalité ou aux excès de
pouvoir. Elles contestent la démocratie représentative. Elles parlent au nom du
peuple, parfois d'une région, d'une corporation ou d'une mouvance qui se prend
pour le peuple. Évoquons les principales, dans l'ordre chronologique.
Les Indignados ont
occupé les places et les squares des villes espagnoles au printemps 2011.
Quelques jours plus tard, les Grecs ont suivi le mouvement. Les Indignados protestaient contre la
dictature des marchés et exigeaient une démocratie plus réelle, participative
ou directe. Leurs pancartes disaient « Vous
ne nous représentez pas » ou « Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiciens et des
banquiers ». Dans un même mouvement, ils niaient la légitimité de la
démocratie représentative et partisane, et celle du capitalisme financier. Ils
ont largement tiré parti des systèmes modernes de télécommunication et des réseaux
sociaux. Ils ont pratiqué une démocratie locale plus ou moins directe. Des
assemblées de quartier prenaient des décisions votées à mains levées. Ils
empêchaient, ici ou là, l'expulsion de leur logement de propriétaires au
chômage ne pouvant payer leurs traites. A l'époque, les sondages montraient
qu'ils étaient soutenus par trois quarts des Espagnols. Podemos (« nous pouvons ») est la formation politique
issue de ce mouvement. En 2015, elle semble en position de supplanter les
partis de gouvernement.
Occupy Wall Street, le mouvement de contestation pacifique
dénonçant les abus du capitalisme financier et de ses pressions sur le pouvoir
politique est apparu en septembre 2011 sous la forme d'une manifestation d'un
millier d'Américains dans les environs de Wall Street, le quartier de la bourse
à New York. Une partie des manifestants érigent des installations de fortune
dans le parc Zuccotti, « occupant » l'endroit dans une sorte de
sit-in. Au cours des semaines suivantes, plusieurs centaines de manifestants
vivent et dorment dans le parc. Ils se disent les 99% qui ne tolèrent plus la
corruption des 1% restant. Ils demandent à Barack Obama d'installer une
commission présidentielle pour mettre fin à l'influence de l'argent sur la
représentation du peuple à Washington.
A l'aide de leur smartphone,
des reporters de rue improvisés filment les manifestations et les donnent à
voir à leurs réseaux et parfois aux larges audiences des chaînes de télévision.
Très actif sur les réseaux sociaux, le mouvement s'inspire du printemps arabe,
en particulier des révolutions tunisienne et égyptienne, ainsi que du mouvement
des Indignés en Europe.
À partir du 9 octobre, le mouvement s'étend à l'ensemble des
États-Unis et des manifestations similaires se tiennent dans 70 grandes
métropoles avec la participation de 600 communautés. Le 15 octobre, date
choisie pour être la première journée mondiale de protestation pour de vraies
démocraties, le mouvement Occupy s'étend dans environ 1500 villes de 82 pays. À
la mi-novembre, dans la nuit du 14 au 15, les manifestants sont expulsés du
parc par la police de New York, qui y interdit le campement. Mais le mouvement
se poursuit sous la forme d'actions éclairs et ciblées.
Printemps érable. Entre
février et septembre 2012, le Québec a connu une grève étudiante générale et
illimitée et une série de manifestations sans précédent dans l’histoire de la
province canadienne. La décision du gouvernement de Jean Charest (Parti
libéral) d’augmenter les droits de scolarité universitaire a déclenché le
mouvement. Outre la suspension des cours dans les établissements d’enseignement
supérieur, les grévistes tentent de faire pression sur le gouvernement au
travers de multiples manifestations et de l’installation de piquets de grève
autour des établissements. La réaction du gouvernement est dure : le 18
mai 2012, l’assemblée nationale du Québec adopte le projet de loi 78, qui
interdit les piquets de grève et impose des restrictions aux manifestations de
plus de 50 personnes.
Ce projet de loi est dénoncé par de nombreux organismes, comme
le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU. Le mouvement s'amplifie :
manifestations massives, concerts de casseroles, attaques cybernétiques par les
Anonymous, perturbations du Grand Prix du Canada. Dépassé par les événements,
le premier ministre organise des élections anticipées qu'il perd. Le 4
septembre 2012, le nouveau gouvernement de Pauline Marois (Parti québécois)
annule par décret la hausse prévue des frais de scolarité.
En France, fin 2012 et dans les trois premiers mois de 2013,
un puissant mouvement d'opinion s'est levé contre l'adoption d'une loi
instituant le mariage homosexuel, le
« mariage
pour tous ». A la différence des mouvements précédents, il s'est
appuyé sur les forces organisées de l’Église catholique et de groupes d'extrême
droite pour une fois réunies. Mais il les a très largement dépassées. A
plusieurs reprises, d'immenses manifestations de rue ont mobilisé plus de
500.000 personnes s'opposant au passage de la loi et demandant un retour à la
« famille naturelle ». La puissance du mouvement a surpris les
observateurs car le projet figurait explicitement dans le programme du
Président de la République récemment élu et des lois analogues avaient été
adoptées sans encombre dans de nombreux pays proches. Les manifestants
contestaient la légitimité du vote de la loi par les parlementaires élus au
suffrage universel quelques mois plus tôt et exigeaient un référendum. Une
autre velléité de démocratie directe. Des interviews effectuées dans les jours
suivant les manifestations ont montré que certains participants n'étaient pas
contre le mariage homosexuel mais qu'ils s'étaient sentis « bien »
parmi les manifestants et avaient eu l'impression de participer à un peuple en
marche pour se faire entendre d'un pouvoir sourd.
Le grand vainqueur des élections générales italiennes de
février 2013 a été un non-parti, le Mouvement
5 étoiles du comique Bepe Grillo. Il a su mieux qu'aucun parti incarner la
demande de changement des Italiens. 45% des jeunes de 18 à 24 ans ont voté pour
lui. Il pénètre tous les segments de population mais son succès a été
particulièrement marqué parmi les diplômés de l'enseignement supérieur et les
habitants des grandes villes. D'après une enquête, ses électeurs mettent en
avant leur attachement à la démocratie participative, à la défense du bien
commun, la naissance d'un véritable État social et leur défiance à l'égard des
formations politiques traditionnelles. Jacques de Saint-Victor pense que le
rêve de Bepe Grillo est de bloquer la démocratie parlementaire pour la dépasser[6].
Le politologue Giovanni Sartori parle, à ce propos, de « directisme »
pour désigner cette démocratie qui opérerait directement via Internet en se
passant de la représentation parlementaire.
En automne 2013, en France, se multiplient les manifestations catégorielles contre
l'accroissement de la pression fiscale, la multiplication des entreprises
en difficulté, la montée du chômage et la politique d'un gouvernement dont on
doute de la compétence.
Contrairement au modèle politique
traditionnel, les colères fiscales des « tondus », des
« poussins », des « abeilles », des « pigeons »
et la révolte des éleveurs de chevaux contre l' « équi-taxe » ne
sont ni déclenchées ni encadrées par les organisations syndicales ou patronales
ayant pignon sur rue ni par les partis politiques. Et les sondages montrent que
la contestation du gouvernement socialiste au pouvoir ne profite pas à ses
adversaires de droite. Ici aussi, nous avons probablement affaire à l'intrusion
de certains segments de la société des gens dans un univers de gouvernance
politique (étatique, bureaucratique, partisan) qui ne leur permet pas de
participer. Et plusieurs de ces mouvements font reculer le pouvoir.
Une des manifestations qui a semblé inquiéter particulièrement
le gouvernement de gauche est celle des « bonnets
rouges »[7]
en Bretagne. Dans cette province qui vote à gauche, tout a commencé par une
manifestation à Quimper le 2 novembre 2013 qui a vu défiler et s'opposer aux
CRS 30.000 Bretons mêlant des patrons et des salariés, des marins, des
artisans, des commerçants, des militants associatifs ou culturels, des élus de
droite et de gauche à l'appel du collectif « Vivre et décider au
pays ». Le mouvement a pris de l'ampleur et fait des émules. Le politologue
Romain Pasquier, dans un article publié dans Le Monde du 15 novembre 2013, pense que « nous sommes face à
une mobilisation régionaliste au sens où, par-delà les clivages sociaux et les
divergences politiques, c'est l'avenir et donc l'identité d'une région qui fait
tenir ce mouvement ».
Il suggère que l'on s'appuie sur cette énergie locale pour
relancer le développement socio-économique breton. Il voit dans la crise
bretonne un laboratoire idéal pour expérimenter de nouvelles politiques
publiques simplifiant l'administration et pour « rendre la démocratie
territoriale plus vivante ».
Je suis Charlie. A Paris, les 7 et 8 janvier 2015,
trois terroristes islamistes ont assassiné sept dessinateurs humoristes de
l'hebdomadaire satirique Charlie Hebdo coupables d'avoir publié des caricatures
du prophète Mahomet, une fonctionnaire de police et quatre clients d'un
supermarché cacher. L'émotion populaire a été énorme.
Des manifestations de solidarité se sont spontanément
organisées le 8 et le 9 janvier dans différentes villes. La traque policière
manifestement conduite par le Président, le Premier ministre et le ministre de
l'Intérieur en personne a tenu le pays en haleine. Le 11 janvier, plusieurs
millions de personnes se sont retrouvées calmement dans les rues en affichant
leur unité sans encadrements ni signes distinctifs. Une étonnante communion
populaire autour des valeurs républicaines a animé le pays pendant plusieurs
semaines. Comme si une société des gens émiettée et une société politique
divisée trouvaient une immense satisfaction à se réunir et à proclamer son
unité et sa force. Peut-être a-t-on rêvé quelques jours d'une France qui serait
débarrassée des partis politiques et de leurs militants. Mais très vite ils ont
repris pied.
En Europe et en Amérique du
Nord la société des gens souffre d'être émiettée, sans direction et peu
consciente d'elle-même. Mais elle a parfois, lorsqu'elle est animée par une
large vague d'émotion collective et que celle-ci coagule, le sentiment
d'exister comme un peuple et de participer à la démocratie (Los Indignados,
Occupy Wall Street, Mouvement 5 étoiles, Bonnets rouges, anti mariage gay, Je
suis Charlie, etc.).
La plupart des coagulations
récentes n'embarquent qu'une partie du peuple (même si elles embarquent plus
largement que leur thème affiché) et la dressent contre la société politique et
le gouvernement. « Je suis Charlie » est un cas très particulier. La
vague d'émotion et sa coagulation entraînent une grande partie du peuple et
celui-ci se sent en synergie avec le gouvernement et met momentanément sur la
touche les partis et leur théâtre politique. On peut imaginer des crises
analogues dont les effets seraient irréversibles et accéléreraient la
métamorphose.
Des signaux porteurs d'avenir
Depuis le début de la deuxième décennie du siècle, en différents points du
globe, des vagues d'émotion populaire coagulent en des mouvements de foules
d'un genre nouveau. Après les printemps arabes viennent les coagulations
européennes et américaines que nous venons de passer en revue et celles qui se
multiplient en dehors du monde occidental en Turquie, au Brésil, en Indonésie,
en Bulgarie, en Égypte, en Ukraine, en Thaïlande, à Hong-Kong… Chacune de ces
manifestations, comme celles d'Occident, explose dans des contextes nationaux
ou régionaux bien particuliers qui en font un phénomène unique. Mais elles ont
en Occident et ailleurs des caractères communs qui marquent l'époque :
elles se construisent elles-mêmes ; elles ne sont pas pilotées par des
organisations ayant pignon sur rue et n'ont pas de leaders pré-désignés ;
l'énergie qui les alimente est plus émotionnelle qu'idéologique ; leurs
acteurs appartiennent ou rêvent d'appartenir aux classes moyennes ; elles
utilisent abondamment les téléphones mobiles et les réseaux sociaux ;
elles s'appuient sur la foule et la place publique et se donnent à voir (par la
télévision) à l'ensemble du pays ou au monde entier dont elles veulent susciter
la sympathie ; elles pratiquent la palabre qui débouche sur de
l'intelligence collective ; elles s'imitent les unes les autres ; elles
s'attaquent à l’État, aux élites, aux forces de l'argent ; elles demandent
la démocratie , un approfondissement de la démocratie ou une autre démocratie.
Elles signalent peut-être la tendance de la métamorphose à se mondialiser
que nous allons examiner dans le prochain chapitre (XIII).
Les explosions de la jeunesse occidentale autour de l'année 1968 avaient
franchi les frontières nationales et continentales et s'étaient elles aussi
répandues comme une traînée de poudre. Elles n'étaient pas des révolutions
politiques mais des révoltes sociétales et culturelles contre la société
opprimante, les conventions, les parents, les professeurs, les autorités dans
la vie quotidienne. Il s'avérera après coup qu'elles étaient des signaux faibles
annonçant le changement socioculturel des décennies suivantes et la montée en
puissance des gens ordinaires[8].
Les coagulations populaires des années 2010 pourraient annoncer une
accélération de la transition vers une autre démocratie.
[1] Voir par exemple Nicolas Berggruen et Nathan
Cardels, Gouverner au XXIe siècle, La voie du milieu entre l'Est et l'Ouest,
Fayard, 2013.
[2] Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique, Seuil, 1963 ; La société bloquée, Paris, 1970 ;
Michel Crozier et Erhard Friedberg, L'acteur
et le système, Seuil, 1977 ; Michel Crozier, On ne change pas la société par décret, Fayard, 1979.
[3] Pierre Bourdieu, La Noblesse d'Etat, grandes écoles et esprit de corps, Editions de
Minuit, 1989.
[4] Source Eurostat.
[5] Dominique Reynié, Populisme : la pente fatale, Plon, 2013.
[6] L'Italie
en crise saisie par la tentation d'instaurer la démocratie directe par
Internet. Gare au populisme technologique, Le Monde, 2/10/13.
[7] Les bonnets rouges sont un symbole de
l'identité bretonne. Ils évoquent une insurrection en 1675 des Bretons contre
les excès du pouvoir royal.
[8] Alain de Vulpian, A l'écoute des gens ordinaires. Comment ils transforment le monde,
Dunod, 2004, chapitre III.